“Le matin du 26 mars 1962 nous assurions le service de la circulation. Nous avons reçu l’ordre, ainsi que plusieurs de nos collègues, de quitter notre service, d’aller déjeuner rapidement, et de nous présenter à 12 h 30 au plateau des Glières. Nous y sommes arrivés à quatre dans la 4 CV Renault de l’un d’entre nous. Nous avons laissé la voiture sous l’horloge de la Poste. Habituellement, dans la rue d’Isly, le stationnement était autorisé entre 12 h 30 et 13 h 30. On nous et confié la mission d’interdire tout stationnement afin de laisser la rue complètement dégagée. La circulation a été coupée un peu plus loin. Si nous avions su ce qui allait se passer nous n’aurions pas empêché les automobilistes de garer leurs voitures. Celles-ci auraient au moins fourni un abri à certaines personnes qui n’en ont trouvé aucun. Le nombre des morts et des blessés en aurait été diminué.

Les tirailleurs sont arrivés après nous.

La foule s’est rassemblée peu à peu et le cortège s’est ébranlé. Les militaires ont laissé passer. Nos deux collègues étaient restés à l’entrée de la rue d’Isly et nous étions sur la place Bugeaud. Le défilé est passé devant nous. Il couvrait toute la largeur de la rue d’Isly, les premiers rangs avaient déjà dépassé les Galeries de France. Les gens étaient calmes et nous sommes sûrs qu’ils n’étaient pas armés.  La fusillade s’est déclenchée. Deux de nos collègues se sont réfugiés dans un immeuble de la rue Chanzy avec un groupe de personnes qui ont couru dans les étages. Eux sont restés derrière la porte refermée. Des tirailleurs ont essayé d’enfoncer cette porte, ils ont enfin réussi à l’ouvrir et sont entrés très menaçants. Voyant les uniformes de police ils se sont arrêtés net.

Nous, nous étions toujours sur la place Bugeaud.

La rue d’Isly présente une longue ligne droite et les fusils mitrailleurs portent à deux ou trois kilomètres… les balles arrivaient jusqu’à nous, on les entendait siffler. Les F.M. placés à l’entrée de la rue d’Isly, des deux côtés, tiraient dans le dos des gens. Tous se sont pressés contre les magasins, mais les balles ricochaient contre le marbre des façades, brisaient les vitrines, et les glaces tombaient en faisant guillotine. Il y a eu une accalmie. Certains se sont relevés, ont voulu porter secours aux blessés ou s’enfuir et le feu a repris. Les ambulances sont arrivées, cela a fini par s’arrêter.

Nous nous sommes dirigés vers la Poste. Partout le sang formait un ruisseau rouge. Au milieu de la rue d’Isly, au carrefour Pasteur, nous avons trouvé le Docteur Massonnat. Il était légèrement de biais, la tête tournée vers la Poste. Il portait une veste en daim marron foncé. Sa trousse médicale était près de lui., il tenait un garrot en caoutchouc dans la main. Très près de lui il y avait un vieux monsieur, avec sa boite crânienne complètement ouverte et la cervelle, à un mètre environ, déposée sur le macadam… horrible. Nous avons commencé à charger les cadavres, trois GMC ont été remplis. Un médecin vérifiait rapidement et on les empilait… environ 40 par camion. Les ambulances emportaient les blessés. A notre avis le nombre des tués dépasse largement les 80 qui ont été publiés.

Nous avons retrouvé la voiture de notre collègue sous l’horloge. La carrosserie portait trois ou quatre points d’impact. A l’intérieur, les coussins étaient littéralement hachés, on y voyait une multitude de petits trous et nous avons pensé que seules des balles explosives pouvaient occasionner de tels dégâts. Derrière la voiture se trouvait le corps d’un vieil homme. Il aurait dû y être à l’abri. On voit mal comment il aurait pu être tué là si on ne l’avait pas poursuivi !

Nous devions ensuite rejoindre le commissariat central. Sur le boulevard Carnot, le capitaine commandant un barrage prétendait nous empêcher de passer. Il a fallu que nous menacions de faire un rapport pour qu’il finisse par se laisser convaincre, après avoir fait vérifier soigneusement nos identités et nos cartes professionnelles.

Les Algérois ont déposé des fleurs sur les lieux du massacre. Les policiers ont reçu l’ordre de les enlever. Nous avons tous répondu : Ah non ! Nous n’enlèverons pas les fleurs. Nous ne pouvons pas faire ça !” On nous a menacé en affirmant que c’était une désobéissance mais nous n’avons pas cédé”.

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