1. Tro était Commis Principal à l’hôpital Mustapha d’Alger, chargé des équipements médicaux, chirurgicaux, radiologiques et de laboratoire. Par ses fonctions, et parce qu’il était délégué syndical CFTC, M. Tro était en contact avec toutes les catégories du personnel de l’hôpital. Il y jouissait d’une notoriété certaine. Dirigeant dès l’adolescence des mouvements de jeunesse chrétienne (dans ce cadre, il a connu et souvent rencontré Albert Camus), il s’est toujours occupé d’action sociale.

« La veille on parlait déjà de ce grand rassemblement du 26 mars. Les Algérois voulaient apporter leur sympathie aux gens de Bab-El-Oued enfermés dans un ghetto, privés de lait, de nourriture, de soins. Il y avait là des morts qu’on ne pouvait même pas enterrer. A cela s’ajoutaient les actions épouvantables des gendarmes… ce n’étaient plus les gendarmes et les C.R.S. que nous avions connus, il s’agissait de la police de De Gaulle. Ils cassaient tout, les meubles, les réfrigérateurs, ils prenaient ce qu’ils voulaient dans les maisons, se livraient à tous les vandalismes. C’était intolérable. Dans la population des autres quartiers l’émotion et l’indignation montaient. Les organisateurs de cette réunion de masse recommandaient fermement : pas de provocations ni de slogans antigouvernementaux, aucune arme, rien que des drapeaux. Nous savions que la manifestation serait bien encadrée… pourtant je m’inquiétais.

A l’hôpital, le 26 mars n’avait pas été prévu comme une journée sanglante. L’établissement était vidé de son personnel. Les employés musulmans, 60 % du personnel, avaient quitté leur service depuis le cessez-le-feu du 19 mars, sur l’ordre pressant du F.L.N. et la moitié des européens se rendaient à la manifestation. Il ne restait qu’un service minimum. D’ailleurs, beaucoup de lits étaient inoccupés, il n’y avait plus guère de malades musulmans. Ils formaient habituellement la grosse majorité des hospitalisés.

Je m’y trouvais seul avec le Professeur Portier. C’était le chef du laboratoire central. Le Docteur Jean Massonnat était l’un de ses adjoints. Le Professeur m’a proposé « d’aller faire un tour ». Nous sommes sortis par la porte du haut. Parvenus rue Denfert Rochereau, à hauteur du cinéma Empire, nous avons entendu une pétarade… des rafales. J’ai dit : « Il vaut mieux rentrer !  Nous sommes revenus par la même porte du haut et nous nous sommes dirigés vers le pavillon de garde, près de la porte centrale, rue Battandier.

Alors sont arrivés des camions militaires, des Dodge. Ils débordaient de blessés, de morts, mélangés, entassés. On les déversait comme des sacs de farine. On lâchait les ridelles et tout tombait sur les côtés. C’était honteux, honteux, honteux !

Nous n’avions pas de brancardiers. Les sœurs, les médecins, tous ceux qui étaient là ont commencé le transport. Les employés de l’hôpital arrivaient par petits groupes, infirmiers, médecins, chirurgiens, très vite. En à peine un peu plus d’une demi-heure tout le personnel européen avait rejoint son poste. Les chirurgiens bien sûr n’étaient pas habituellement présents l’après-midi sauf ceux qui étaient de garde, ils sont venus immédiatement. Le premier que je prends dans mes bras… c’était le Docteur Massonnat ! « mais ce n’est pas possible,  j’ai appelé le Professeur Portier

Le Professeur était livide, il répétait :

« Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !

Ils l’avaient fusillé à bout touchant, pas à bout portant, à bout touchant. C’est Monsieur Debaille qui nous l’a fait remarquer : « Ces salauds ! Ils lui ont tiré dessus à bout touchant. Regardez, il y a encore la trace de la poudre ! »

Je ne sais pas si d’autres ont été tués de la même manière, pour eux je ne peux rien affirmer, il y en avait tellement ! On leur enlevait leur veston, leur chemise, vite. Pour Massonnat, oui je l’ai vu. Les sœurs ont emporté le corps chez elles, elles l’ont lavé, habillé… pour qu’il ne soit pas dans la masse des morts. Le lendemain, il a eu des obsèques, malgré les complications administratives.

Massonnat était un ami. Il venait me voir souvent, il demandait toujours de nouveaux matériels. Je faisais tout mon possible pour le satisfaire, je savais qu’il faisait avancer la science, c’était un savant. S’il n’était pas mort il serait devenu un grand bonhomme.

J’ai fait le tri des morts et des blessés. On emportait ceux qui pouvaient attendre une opération dans les services de chirurgie, on gardait les cas les plus urgents au pavillon de garde. On a opéré à tour de bras. Certains sont morts au cours de l’opération, malheureusement.

Au dépôt mortuaire, on les mettait les uns sur les autres. Quand on voulait voir un mort il fallait le chercher… débarrasser un tas de cadavres pour le trouver. C’était épouvantable. On dit qu’il y a eu 80 morts. Moi, je ne travaillais pas aux services administratifs, je ne peux pas citer de noms, mais je dis qu’il y avait 120 morts Je puis affirmer que sur les morts et les blessés que nous avons reçus aucune arme à feu n’a été trouvée, ni couteau, ni rien.

Il y a un autre souvenir qui me peine… un petit musulman, un employé de l’hôpital. On l’appelait Zoubir, il avait 19 ou 20 ans. Ce garçon était atteint d’une hépatite virale, on l’avait hospitalisé à la clinique médicale A. La Sœur Raphaëlle me disait toujours : « Le petit Zoubir, vous savez, il est fatigué, il est bien fatigué. » Il était vraiment très malade. Le petit Zoubir est venu : ‘je me mets à votre disposition, je voudrais brancarder. » Il a aidé à transporter les blessés. Il a été repéré… Le F.L.N. l’a assassiné le lendemain.

Voilà le 26 mars. Cette journée s’est finie dans le malheur pour beaucoup de familles. Aujourd’hui encore on pleure. C’est un souvenir qui nous déchire le cœur. »

 

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