Avec toute la famille, nous partons. Les rues sont emplies de gens silencieux au visage tendu. Je pense à mes grands-parents, enfermés dans Bab-El-Oued depuis plusieurs jours. Les rumeurs les plus folles circulent. On ne sait plus discerner le vrai du faux. L’intox du fantasme…
Mais une chose est certaine, la vie y est difficile et le ravitaillement aléatoire. Quant à la violence des forces de l’ordre, chacun y va de son couplet.
Nous descendons du GG puis arrivons devant la grande Poste. Nous y rencontrons un premier barrage de l’armée. Je souris car ces soldats débordés semblent bien impassibles, voir débonnaires… funeste erreur ! En vérité, c’est le premier acte du piège qui vient de tomber.
Je note que certains de ces soldats sont arabes. Je m’en étonne. La foule est immense, serrée dans toute la largeur de la rue d’Isly. Le silence est impressionnant : pas de slogans, pas de banderoles. Nous avons pour consigne de marcher sur le blocus de Bab-El-Oued. Sans armes… ce que déplore mon père, inquiet.
Avec ma famille nous arrivons à hauteur du « Milk Bar », et soudain c’est l’horreur qui éclate avec les premiers coups de feu. Sans aucune sommation. Ils semblent jaillir de toute part. Qui tire ? d’où ? Pourquoi ? J’entends crier « halte au feu »… sans succès ! Toutes ces questions défilent dans ma tête à la vitesse des détonations. En me jetant à terre j’ai le temps d’apercevoir des gens étendus sur la route et les trottoirs. Certains semblent touchés. Puis soudain une terreur folle traverse mon esprit : où sont mes parents ? Sans ne plus penser à rien d’autre je me relève : une rafale de mitraillette passe au-dessus de ma tête et fracasse la vitrine d’un magasin. Je tombe sous le poids de la vitre, cela me sauvant peut-être et je protège mon visage de mes bras. Apercevant mes parents à l’angle de la rue, alors que profitant d’une accalmie la foule se redresse pour fuir, je cours vers eux.
C’est alors que du sang coule de la manche de mon pull-over et l’inonde tout entier. La peur, l’angoisse m’étreignent : où suis-je touché ? On me pousse dans un couloir, on me déshabille, on me palpe. Ouf : ce n’est que le bras ; je ne peux plus bouger la main, un mouchoir sert de pansement et de garrot, car il faut arrêter le sang, qui a taché le manteau clair de ma mère.
Autour de moi on s’agite en tous sens, on ramasse les blessés, on ne sait s’il y a des morts. J’entends des sirènes. L’affolement est général. Un médecin ami viendra me chercher. Grâce à son macaron nous pourrons, franchir les nombreux barrages qui barricadent toutes les rues. A-t-on peur que les morts s’enfuient ?
A l’hôpital, je ne sais plus lequel, on met quelques points de suture à mon avant-bras. Tout le personnel est sur le pied de guerre, prêt à, faire le maximum.
Sur le chemin du retour, c’est une ville en désordre que j’aperçois : des groupes de gens qui vont en tous sens avant de rentrer à la maison. Impression d’anarchie et d’hébétude, le ciel nous est tombé sur la tête. « Notre » armée nous a tiré dessus ! On ne comprend plus rien. Qui a osé faire ça ??? C’est la déroute qui vient de nous emporter… et l’espoir semble être à jamais enfui ! La certitude de l’abandon, de la trahison font aussi mal que le sang coulé. Ce n’est que le lendemain que j’apprendrai, avec Alger anesthésiée, les morts par dizaines.
C’en est fini de l’Algérie Française et l’exode commence… douloureuse histoire…
Quant à moi je suis pensionné « civil victime de guerre » à 10 %
Mais c’est une autre blessure qui subsistera en moi : celle de tous les morts oubliés, insultés, de ce 26 mars. Date anniversaire qui chaque année réveille ma mémoire et ma peine. »