Blessé, Agé de 23 ans, M. Daléas était un instituteur métropolitain,
« Le 26 mars 1962, je me trouvais à Alger par hasard. Venant de Fort National en Kabylie, où j’enseignais à des enfants musulmans dans un camp militaire, je désirais me rendre en métropole pour rejoindre mes parents. Dans les bureaux d’Air France au Maurétania, on m’apprit qu’aucun avion n’était prévu au départ. J’étais donc provisoirement bloqué à Alger. Je pris une chambre d’hôtel dans le quartier, au début de la rue Charras.
Vers 14 heures, je fis une promenade en ville. J’ignorais qu’une manifestation devait se produire. Je vis tout un « remue-ménage », de nombreux barrages militaires très armés encombraient les rues et l’atmosphère me parut tendue. Je retournai à mon hôtel, décidé à y passer l’après-midi, mais je n’avais rien à lire et, craignant de m’ennuyer, je ressortis dans l’intention de me procurer rapidement un journal ou un livre. Dans ce quartier tout semblait calme et je ne m’inquiétai pas. Je me trouvais à l’angle du Boulevard Baudin et de la rue Charras. Tout à coup des C.R.S. se déployèrent en courant de chaque côté du trottoir, s’embusquant derrière les arbres, s’agenouillant en position de tir.
Sans aucune provocation, sans sommations, ils ouvrirent subitement le feu sur les gens qui se trouvaient dans la rue, sur les femmes, sur les enfants. C’était terrifiant et révoltant, incompréhensible. On m’a dit plus tard que des C.R.S. avaient été blessés ou tués. Pour moi, je ne vis personne les attaquer. En fait, deux barrages de C.R.S. se faisaient face à quelque distance, l’un Boulevard Baudin, l’autre avenue de la Gare. Ils tirèrent ensemble sur la foule, en tir croisé, et un peu dans tous les sens. Je suis persuadé qu’ils se sont blessés les uns les autres involontairement. Plus tard, à l’hôpital, j’en ai témoigné devant des policiers. Je n’ai plus jamais entendu parler de mes déclarations et je crois qu’on n’en a tenu aucun compte.
J’ai été rapidement blessé à l’abdomen. Je me suis glissé sous une voiture pendant que la fusillade continuait à faire rage. Quand le feu a cessé je me suis relevé, je voulais regagner mon hôtel, tout proche, mais je suis tombé. Il y avait plusieurs victimes, des gens se précipitaient pour porter secours, un prêtre est venu me bénir. Les propriétaires de l’hôtel se sont occupés de moi, ils ont arrêté un camion, on m’a chargé sur une civière et emmené tout de suite.
Ce camion devait venir de la rue d’Isly. Nous étions entassés les uns sur les autres, mélangés, dans le sang. Le véhicule s’est encore arrêté pour prendre un homme gravement atteint, il est mort près de nous.
A l’hôpital nos brancards ont été déposés sur le sol, alignés. Quelqu’un a déclaré en me montrant : « Celui-là, ça presse ! » On m’a dirigé vers une salle d’opération. J’ai été déshabillé. Avant de m’endormir, j’ai entendu le chirurgien dire : « Il n’y a plus une goutte de sang dans l’hôpital ». Heureusement, quand je me suis réveillé on m’a appris que de nombreux Pieds-Noirs s’étaient présentés en une demi-heure pour donner leur sang. Mon état était grave, j’avais cinq perforations intestinales. Pendant cinq ou six jours on n’a pas su vraiment si je survivrais.
Alger vivait un drame effroyable, je m’y sentais mal et j’avais hâte de retourner chez moi, mais je ne possédais plus ni papiers ni argent. Les infirmières se montrèrent très gentilles. L’une d’entre elles m’emmena en voiture à l’aéroport, en vain, elle dut me ramener. Une autre prit le relais, et cette fois-ci je parvins à me faufiler, sans pièces d’identité et sans billet dans un avion qui rejoignait Toulouse. J’empruntai un peu d’argent à une hôtesse et je téléphonai à mon père. Il vint me chercher mais quand il se présenta face à moi il ne me reconnut pas tant j’étais changé et amaigri.
Pendant des années, je n’ai pu rencontrer de C.R.S. sans éprouver une vive émotion faite de crainte et de colère « .