« Le massacre qui fit plus de cinquante morts et plus de cent cinquante blessés dépasse en horreur tout ce qu’on peut imaginer. Il présente des aspects extrêmement troublants en ce qui concerne le comportement du service d’ordre mis en place.
Annoncé par des tracts apposés en ville, le rassemblement devait se faire pour 15 heures au Plateau des Glières. La manifestation avait été interdite par le Préfet de Police.
A 13 heures, le service d’ordre (des tirailleurs pour toutes les voies d’accès menant au Plateau de Glières, sauf des C.R.S. à hauteur du boulevard Laferrière et avenue Pasteur) était en place.
On pouvait penser qu’il s’emploierait à éviter le rassemblement de la foule puisqu’il tenait les voies d’accès au Plateau des Glières. Il n’en fut rien. La foule fut laissée libre de se rassembler après une fouille par certains barrages.
Vers 14 h 15 plus de deux mille personnes étaient entassées sur le plateau.
Une grave question se pose : pourquoi le service d’ordre a-t-il toléré le rassemblement puisque la manifestation était interdite ? Son rôle n’était-il pas d’éviter sa formation au lieu de laisser entrer les gens comme dans une nasse ?
A 14 h 30, en avance sur l’horaire, le cortège, drapeaux en tête, se forma et se présenta au barrage de la rue d’Isly. Les hommes de tête discutèrent un moment avec l’officier (un lieutenant français) qui, après des hésitations, donna libre accès au cortège. Il fut acclamé par les manifestants qui se mirent en route en chantant la Marseillaise.
Ayant suivi la foule, je me trouvais vers la Place d’Isly quand j’entendis des rafales de mitrailleuses. Je quittai le cortège, fis demi-tour et revins sur mes pas. Arrivé à hauteur de l’avenue Pasteur, la fusillade faisait rage. Je vis des tirailleurs fusillant à bout portant tous les malheureux (hommes, femmes, enfants) passant à leur proximité. Tous les postes placés aux différents endroits tiraient, vers la Poste, rue d’Isly, avenue Pasteur, escaliers Lacépède. Partout des corps allongés dans des flaques de sang. La fusillade dura environ quinze minutes. Je vis des tirailleurs recharger leurs armes…
On a parlé d’affolement de la troupe. Ce n’est pas vrai. J’estime que les tirailleurs savaient pertinemment ce qu’ils faisaient. Je les ai commandés pendant plus de trente ans et je connais leur comportement. On leur avait certainement dit qu’on allait à cette manifestation et que l’on tirerait sur la foule. Qu’ils n’aient pas attendu l’ordre de leur chef qui, entre parenthèse, semble n’avoir eu aucune autorité, cela est vraisemblable ; mais le fait de leur avoir dit que l’on allait tirer a suffi.
D’autre part, pourquoi les armes étaient-elles chargées avant la manifestation ? Il ne s’agissait pas d’aller au combat. Il s’agissait d’un service d’ordre. Le rôle de la troupe, en ce cas, n’est-il pas de faire l’impossible pour ne pas arriver à se servir des armes ?…
De tout ceci il résulte :
Que le rassemblement de la manifestation a été toléré par le service d’ordre, malgré l’interdiction de la Préfecture de police.
La foule a été groupée comme dans une nasse sur le Plateau des Glières.
Aucune provocation, aucun coup de feu quel qu’il soit n’a été tiré, ni de la foule, ni des terrasses, ni des balcons.
Le cortège s’étant présenté au premier barrage de la rue d’Isly, est passé librement avec l’autorisation de l’officier. Aucune tentative de forcement n’a été faite.
Le feu a été ouvert par le groupe du premier barrage, celui qui avait laissé passer le cortège. Le tir a été effectué dans le dos des manifestants.