C’était le 26 mars 1962 à Alger
Lundi 26 mars, la manifestation
Dès le début d’après-midi, les algérois se rassemblent, s’apprêtent à se rendre vers le quartier bouclé, forment des cortèges.
Rien n’est réellement fait pour empêcher cette manifestation. Au contraire, les premiers barrages sont franchis sans difficultés, les chevaux de frise s’écartent. Beaucoup sont venus en famille, hommes et femmes de tout âge, souriants et confiants marchent en bavardant. Pas de cris, pas de slogans (pas de vitrines cassées, pas de voitures renversées, brulées comme cela deviendra monnaie courante un demi-siècle plus tard !). Dans une atmosphère de kermesse, ils progressent derrière des drapeaux bleu-blanc-rouge fièrement brandis, flottant au vent… Leur drapeau !
Parvenus à la hauteur de la grande poste centrale, face à eux, des militaires équipés non pour un maintien de l’ordre mais en tenue de combat, avec casques lourds et armes automatiques. Fait inhabituel, beaucoup de ces soldats sont des musulmans.
Le barrage qui venait de s’ouvrir pour laisser passer un groupe de manifestants se referme. Ceux qui n’ont pu le franchir, parlementent, demandent à poursuivre leur route. Et soudain, sans provocation ni sommation, l’un des soldats lance une longue rafale, aussitôt suivi par d’autres. Les balles claquent, les algérois courent mais les frappent dans le dos. D’autres se jettent à terre tentant de se protéger, en vain, les tirs se dirigent vers eux, vers la chaussée déjà ensanglantée, vers les trottoirs, les entrées de magasins, d’immeubles, partout où les manifestants cherchent désespérément un abri. La fusillade unilatérale est interminable.
Simultanément, dans d’autres secteurs à proximité de la grande-poste et particulièrement au carrefour de l’agha, des CRS et gardes mobiles tirent eux aussi sur les manifestants, tandis que d’un hélicoptère, des grenades sont jetées sur les algérois qui tentaient de contourner le barrage de la rue d’Isly.
La fusillade rue d’Isly continue.
Un civil, Armand Luxo, officier de réserve réagit encore « Mon lieutenant, je vous en supplie, criez avec moi halte au feu ». C’est cet appel lancinant, bouleversant et désespéré « Au nom de la France, Halte au feu ! » qu’on peut entendre sur les bandes sonores enregistrées par plusieurs journalistes.
Le feu s’arrête un court instant puis reprend….
Cette troupe du IVème régiment de tirailleurs s’acharne, achève les blessés, poursuit dans les escaliers d’immeubles ceux qui fuient cette folie meurtrière. Le docteur Massonnat sera assassiné d’une balle dans le dos alors qu’il portait secours à un blessé. D’après les médecins, le coup fatal fut porté à bout touchant.
12 minutes, interminables, de carnage !
Plus tard, les tirs atteindront des pompiers, des ambulances, des fenêtres d’immeubles. C’est ainsi que plus d’une heure après l’arrêt de la fusillade un père de famille échangeant avec son frère sur le pas de la porte fenêtre, face au balcon de son appartement, sera abattu sous les yeux de son petit garçon âgé de 5 ans. Dans les cliniques, à l’hôpital les chirurgiens se mobilisent, opèrent sans relâche.
Des blessés resteront handicapés à vie. A la morgue, faute de place, les corps sont entassés les uns sur les autres. Plusieurs témoignages crédibles font état du nombre effarant de 80. Tous concordent : aucun d’eux n’avait d’arme sur lui.
A 18 heures, le bilan provisoire fera état de 46 morts. Puis ce sera encore l’acharnement contre les familles bouleversées par la perte d’un être cher. Aucune compassion du côté des autorités, aucun discours, aucun regret pour toutes ces vies arrachées.
Dans les jours qui suivirent ce massacre. L’acharnement !
Les victimes seront privées de cérémonies religieuses car formellement interdites par les Autorités. Comme il sera interdit de se recueillir auprès des corps, de veiller les morts et même de choisir le jour de l’enterrement. Alors que même dans les contrées les plus primitives de la planète, les morts sont veillés, honorés, Alger est privée de ce droit.
Les corps seront chargés dans des camions militaires et transportés de la morgue directement dans les cimetières de la ville. Les familles, prévenues seulement la veille attendront à la porte que les militaires sortent les cercueils. Chaque famille accompagnera son défunt à sa dernière demeure. Un prêtre passera d’un cercueil à l’autre pour une simple bénédiction…
Christian Fouchet, Haut-commissaire du gouvernement déclarera dans une intervention à la télévision le soir du 26 mars 1962 « Je déplore ces morts, victimes innocentes…elles », ce qui n’empêchera pas que les fleurs déposées devant le crédit foncier rue d’Isly, en mémoire des victimes, soient piétinées par les forces « de l’ordre ». Dans son livre « le temps de la violence » le préfet Vitalis Cros écrit « on s’étonna de l’extérieur que nous tolérions ce que certains considéraient comme une provocation, si bien que des ordres impératifs arrivèrent de divers côtés de faire enlever ces fleurs. Les militaires étaient saisis par leur supérieur et il fallut en arriver à faire une « opération ». Un commandant de CRS venu me demander mon avis comme s’il vérifiait les ordres qu’il recevait déclara « je n’ai jamais rien fait d’aussi bête » !
Mais que penser de ceux qui ont donné ces ordres monstrueux ? Que se passerait-il aujourd’hui si des fleurs en hommage à des défunts étaient piétinées ? Quelles seraient les réactions si des obsèques religieuses étaient interdites ? La condamnation serait unanime, la presse, la ligue des droits de l’homme, le monde politique s’indigneraient, crieraient au scandale, à la dérive fasciste … Mais qui a protesté, qui s’est indigné face au crime commis le 26 mars 1962 rue d’Isly à Alger ? Aucune considération pour les victimes, pour leurs familles, leurs amis…
Traquées, pourchassées, mitraillées, même mortes, il fallait encore que leur mémoire soit salie !
De victimes, elles sont passées au rang de coupables. Combien de mensonges ont été proférés afin de couvrir des faits aussi ignobles. « Ils voulaient renverser le gouvernent ! C’était une manifestation subversive ! », « C’est eux qui ont ouvert le feu ! On nous a tiré dessus, il y avait un tireur sur un toit, on a riposté. ! » Les enquêtes l’ont prouvé, aucune arme n’a été trouvée sur les morts pas plus que sur les blessés. Il n’y a eu aucun décès, rue d’Isly du côté des militaires.
On peut légitimement poser la question, si un tir venait d’un toit, pourquoi les soldats ont-ils tiré sur les manifestants et non vers le supposé tireur ? Comment se fait-il qu’il n’ait pas été capturé ? Pas même blessé ? « Ils étaient affolés, ils ont perdu leur sang-froid » diront certains. Lorsqu’on sait qu’ils ont tiré à bout portant sur leurs victimes, réapprovisionné leurs armes, peut-on croire un seul instant qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient ? « Ils n’étaient pas préparés pour effectuer un service d’ordre en ville. » Mais qui les a choisis ? Et à quelle fin ? La réponse est évidente…
Beaucoup d’algérois, ne pouvant accepter l’idée que leur armée ait tiré sur eux, ont pensé que des membres de l’ALN s’étaient infiltrés dans cette unité. Il nous semble difficile d’adhérer à cette hypothèse. En revanche, que certains éléments identifiés comme indépendantistes et récemment ralliés aient voulu se dédouaner vis-à-vis des nouveaux maitres de l’Algérie, l’hypothèse semble très vraisemblable.
Les soldats de la rue d’Isly ne représentent pas toute l’armée et nous n’avons bien évidemment jamais mis en cause l’Armée française, dans ce drame. Nous savons la vaillance, le courage qu’il a fallu aux militaires pendant toutes ces années de guerre. Nous éprouvons de la compassion devant ces 25 500 Morts pour rien.
Mais les soldats de la rue d’Isly sont des criminels de guerre, jamais dénoncés, jamais punis.