Elle fut grièvement blessée et perdit sa sœur ce jour là

« Je m’étais rendue, accompagnée de mes sœurs, à la manifestation du 26 mars. Peu après avoir quitté notre appartement dans le quartier du Champ des Manœuvres, nous avions rencontré un premier barrage. Des camions militaires stationnaient en travers de la route mais un espace suffisant pour passer était laissé libre, et les militaires n’avaient rien fait pour nous inciter à revenir sur nos pas. Nous avons rencontré d’autres barrages ensuite, sans y prêter aucune attention, car tous laissaient un espace suffisant. En passant par la rue Charras nous rejoignîmes le plateau des Glières sans encombre. Les événements de l’époque étaient tristes mais il faisait si beau, et il y avait tant de joie de vivre en nous… nous avions l’impression de participer à une kermesse. Sans se connaître, les gens se parlaient familièrement et s’adressaient aussi aux soldats. Nous arrivions devant l’entrée de la rue d’Isly quand des militaires nous barrèrent le chemin. Je voyais s’éloigner les gens qui nous précédaient auparavant. Nous étions donc au premier rang, à ma droite, un pas devant moi, ma sœur aînée, Renée, à ma gauche une dame, puis ma sœur Monique.

Je regardais le militaire qui me faisait face. C’était un très jeune homme, plutôt blond avec une petite moustache claire. Il me semble que je le revois encore. Ce garçon était beau, il me paraissait charmant et, dans ma naïveté de jeune fille, j’espérais qu’il allait nous comprendre et nous permettre de continuer notre route A ce moment, je vis, juste à côté de ce soldat, un militaire, musulman à mon avis, faire un pas en arrière, armer son fusil et se mettre à tirer dans notre direction. Je ne saurais dire si son arme était un fusil mitrailleur ou un pistolet mitrailleur car je ne m’y connaissais pas. Des flammes bleues sortaient du canon. Et ce canon n’était pas dirigé vers le ciel. Je suis absolument certaine qu’aucun tir n’était parti de fenêtres, cela je peux le jurer.

Une panique générale s’ensuivit. Je dégageai mon bras comme je le pus et je courus, courbée pour ne pas être atteinte par les balles, vers le trottoir du côté du Crédit Foncier. Ma sœur Renée courait devant moi, je l’appelai, elle tendit la main en arrière vers moi, je la rattrapai par son manteau et nous nous jetâmes ensemble au sol sur le trottoir devant le Crédit Foncier. Je ne voyais plus Monique, ni la dame que j’avais tenue par le bras, je ne sais pas si celle-ci a échappé à la tuerie.

Le temps me parut interminable. J’étais affolée, une jeune fille de 17 ans n’est pas préparée à d’aussi terribles épreuves. Qui d’ailleurs s’est jamais préparé à se tenir immobile, couché, sans défense, pendant qu’on le fusille à bout portant ? Il y eut un arrêt, j’entendis : « Halte au feu ! » puis cela recommença. C’est alors que je ressentis une brûlure et je compris que j’étais blessée. Une balle entrée dans la fesse s’était logée dans le ventre. Les balles sifflaient au-dessus de ma tête, je ne bougeais plus, me cachais le visage dans le manteau de ma sœur, pour ne pas voir la mort.

Le feu cessa enfin. Tout d’abord personne ne bougea, il y eut le silence. Un homme remua près de moi, de plus en plus. Je lui dis : « Ne bougez pas. Ils vont nous achever ! Un monsieur blessé, s’agrippant au mur de la banque, essayait de se remettre sur ses jambes, les militaires ne tirèrent pas. Cela me donna le courage de me relever.

Voulant porter secours à ma sœur, je la soulevai. A cause de ma propre blessure, et parce qu’elle n’avait hélas plus aucune réaction, elle me paraissait terriblement lourde. Je parvins à la mettre sur les genoux. Sa tête retomba en arrière. Les yeux de Renée étaient de couleur noisette. A ce moment, sans doute le ciel s’y reflétait-il, je les vis grand-ouverts et très bleus. Ce dernier regard m’impressionna plus que tout.

J’appelai l’homme qui était près du mur pour qu’il m’aide à soutenir Renée et à l’emporter. « Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il Elle est morte ! Alors il faut la laisser et vous sauver. » Je ne pouvais me résoudre à abandonner ma sœur, morte dans la rue. Je regardais autour de moi, éperdue ; sur le trottoir, sur la route, partout des morts !

Je cherchai Monique des yeux sans pouvoir me résoudre à abandonner ma sœur Renée, et je la trouvai couchée un peu plus loin sur la place de la Poste. Je lui criai : « Ils ont tué Renée ! » Je ne sais pas si elle comprit, elle voulait que je vienne la relever, gravement blessée aux jambes, elle ne pouvait plus bouger.

Je m’étais approchée d’elle, péniblement, car ma blessure me brûlait le ventre. Au même moment, plusieurs hommes arrivèrent, la prirent dans leurs bras et l’emmenèrent. Au fond de l’impasse de la poste il y avait un dépôt fermé par un rideau de fer. Le rideau se souleva, ils hissèrent Monique à l’intérieur. Je suivis. Au loin on entendait des explosions.

On nous avait installés sur des sacs postaux, le temps passait. Il y avait plusieurs blessés à cet endroit et aucun infirmier, aucun médecin. Monique perdait tout son sang et j’avais peur de la voir mourir elle aussi.

Deux hommes soutenant un pompier blessé entrèrent. Le pompier nous expliqua que les militaires avaient tiré sur eux. Enfin un camion bâché se gara devant l’ouverture du dépôt et on nous transporta à l’intérieur. Nous fûmes emmenés à l’hôpital. Là, c’était affreux. Il y avait des blessés partout. On m’avait mise sur un lit de camp à côté de Monique. Mes parents arrivèrent. Bien sûr, ils cherchaient Renée. Comment avouer ? Je prétendis que nous étions perdues dans la foule. Ils partirent la chercher dans d’autres salles. Je dis à un voisin qui les accompagnait : « Je vous en supplie, ne les laissez pas seuls ! » Il comprit tout de suite et les suivit. Mon père trouva le corps de ma sœur à la morgue dans la soirée. Il n’eut pas la force d’annoncer à ma mère tout de suite la terrible réalité et attendit le lendemain. Maman était restée toute la nuit à genoux devant une statue de la vierge… Il ne se passe guère de jour sans que j’y pense. Cette journée marquée au fer rouge dans ma poitrine ne pourra jamais s’effacer. Quelquefois, souvent même, je repense également à ces militaires qui me faisaient face quand je leur hurlais ma douleur, mon incompréhension…

 

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