(Une sœur décédée, elle-même était dans la manifestation)

« Je suis la dernière-née d’une famille de trois filles. La cadette, Jacqueline, avait vingt ans et moi seize ans et demi. Nous étions très proches bien sûr.

Le 26 mars 1962, nous désirions témoigner notre solidarité aux habitants de Bah-El-Oued. Ma mère a décidé que nous participerions à la manifestation prévue en début d’après-midi.

Ma mère, Jacqueline et moi-même avons quitté notre appartement rue Daguerre un peu avant 14 h 30, sans éprouver d’inquiétude, nous ne pensions vraiment pas courir un danger. Rue Michelet, nous avons rencontré quelques barrages militaires composés en grande partie de musulmans, ce qui était inhabituel. Ces hommes nous ont paru bizarres, l’atmosphère était tendue, nous avons ressenti un malaise… mais pas au point de prendre peur et de renoncer à notre projet. Nous avons d’ailleurs facilement contourné ces barrages en passant par de petites rues. Nous avons rendu une visite rapide à des parents qui résidaient 57 rue d’Isly. Pourquoi sommes-nous redescendues si vite ?

Nous avons pris, place dans le cortège. Au niveau de la rue Chanzy, il a été stoppé par un barrage de musulmans très armés. J’ai vu des fusils mitrailleurs, dont un monté sur pied. Nous étions coincés, impossible d’avancer plus, ni de reculer. Aucun affolement ne s’est produit, il n’y avait pas de cris, mais une drôle d’impression, une angoisse subite se sont emparées de la foule.

Je crois avoir entendu un coup de feu isolé. Immédiatement, la première rafale est partie, je ne saurais dire d’où, tout le monde s’est allongé par terre. Quelqu’un hurlait et répétait : « Cessez le feu ! Cessez le feu ! »… En vain. Cela n’arrêtait pas et c’était vraiment un tir à tuer.

J’ignore comment j’ai été séparée de ma mère et de ma sœur. J’avais perdu mes chaussures, une balle a frôlé ma bague. On m’a poussée dans une entrée à gauche (53 ou 55 rue d’Isly). Il a fallu « escalader » des tas de corps. Les tireurs ont pénétré dans l’immeuble. Avec d’autres personnes affolées, nous sentant poursuivies, nous avons grimpé en courant jusqu’au dernier étage. Nous nous sommes réfugiés dans un appartement, chez un dentiste. J’ai attendu là, des heures, sans nouvelles des miens, jusqu’au moment où mon père est venu me chercher.

Ma mère et ma sœur étaient restées sur place, au milieu de la rue d’Isly, face à la rue Chanzy. On peut les voir, couchées à terre, sur un cliché paru dans « Paris Match ». La légende évoque « une vieille femme et sa fille ». Maman n’était pas une vieille femme, elle n’avait que quarante-sept ans. Elle a une veste noire, du sang coule de sa tête. Jacqueline est blottie contre elle, elle porte un ensemble bleu ciel et elle est coiffée avec des couettes.

Ma sœur avait reçu deux balles, dont une dans le cou. Elle a perdu son sang. Elle aurait été sauvée si on l’avait soignée tout de suite mais les secours sont arrivés bien trop tard pour elle. Une balle avait éraflé le dos de ma mère et une autre lui avait traversé la tête du côté droit. La blessure était très grave, le cerveau sévèrement atteint. Il a fallu la trépaner, elle est restée trois semaines dans le coma.

Ma mère a été rapatriée en avion sanitaire au mois de juin, paralysée du côté gauche et ne parvenant guère à parler. Elle a subi de longs mois d’une rééducation très dure à supporter. Plus tard grâce à sa force de caractère, elle a marché de nouveau un peu. Maman a souffert beaucoup et longtemps, jusqu’à sa mort.

Elle était pensionnée à 100 % et avait droit à l’aide d’une tierce personne. Il lui a fallu passer un grand nombre de fois devant des commissions médicales tatillonnes destinées à diminuer éventuellement son taux d’invalidité. La France se montre parfois assez pingre quand il s’agit d’accorder des dédommagements à ses victimes. La sécheresse, la brusquerie de certains médecins militaires chargés de l’examiner, la mesquinerie administrative de ces contrôles répétés l’éprouvaient toujours.

Le soir du 26 mars 1962, mon père a cherché dans les hôpitaux… Dans cette terrible épreuve, ce qui l’a peut être choqué le plus a été de trouver sa petite fille à la morgue, complètement dénudée, traitée sans respect. Nous n’avons pas obtenu la restitution du corps ni l’autorisation de donner à Jacqueline des obsèques correctes.

A Alger, malgré la guerre, nous étions des jeunes filles heureuses. Je me souviens de nos vacances chez ma grand-mère à Baïnem, la forêt et la plage, une joyeuse bande de treize cousines…

Du jour au lendemain tout s’effondre. C’est une coupure brutale, totale. Il faut s’habituer, faire avec. »

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